MP : Plusieurs de vos romans ont pour cadre le Japon, entretenez-vous une relation particulière avec ce pays ? Y êtes-vous déjà allé ?
ES : Je déplore de n’être jamais allé au Japon, mais il n’empêche que j’ai une attirance indéniable pour le pays. Je fais partie de la première génération à avoir pris la « pop-culture » japonaise de plein fouet. Les premiers animes ont débarqué en France quand je n’avais encore que cinq ans, et le choc qu’ils représentaient par rapport aux productions américaines (et marginalement, françaises) était considérable. De même, les jeux vidéo portés par Nintendo ou des plateformes désormais reléguées au musée de l’informatique, comme le MSX, ont supplanté Atari quand j’entrais dans l’adolescence, grâce à des personnages iconiques et des licences devenues cultes depuis. Depuis, bien sûr, j’ai développé un intérêt pour le pays qui va au-delà de sa pop-culture, que ce soit à travers le cinéma, la littérature (j’attaque un classique dans quelques semaines, un pavé qui devrait m’occuper un moment) ou encore les arts martiaux qui demeurent l’une de mes grandes passions. Je crois que fondamentalement, je suis depuis longtemps fasciné par l’équilibre que maintient le Japon entre tradition et modernité, entre un sérieux plombant et une fantaisie qui peut confiner au délire pur et simple. En fait, j’aime l’Angleterre pour les mêmes raisons !
MP : Quelles sont vos sources d’inspirations pour ces romans ? Par exemple pour Le jeu d’Hiroki, vous êtes-vous inspiré d’un livre ou d’un film ?
ES : Le cinéma m’inspire souvent davantage que la littérature - même si cela reste une généralité. Pour Le jeu d’Hiroki, j’imagine que l’inspiration principale demeure la série des films Ring de Hideo Nakata, qui a fait connaître la « j-horror » à l’occident. Même si je n’ai pas formalisé les choses de cette manière à l’époque, l’idée était tout de même de faire quelque chose dans cet esprit. Dans Ring, c’est une cassette vidéo, un artefact à la fois moderne et déjà démodé, qui est hanté ; dans mon roman, une ancienne console de jeu. Je trouve vraiment fascinant ce moment où un objet technologique, associé à la science, au rationnel, se déprécie juste suffisamment pour acquérir une sorte de magie que spontanément, on n’aurait prêté qu’à des objets beaucoup plus éloignés de nous dans le temps. Et sans vouloir être assommant, j’ai une passion pour les appareils technologiques vintage : les vieilles consoles de jeu, donc (je les collectionne) mais aussi les vieux appareils photo, etc. Toutefois, Le jeu d’Hiroki emprunte aussi à une anecdote du monde réel, si j’ose dire : un YouTubeur qui diffusait en direct ses parties de Second Life (l’un des ancêtres du « métavers » dont il est beaucoup question en ce moment) et s’est retrouvé confronté à un personnage énigmatique, dont on ne savait s’il était un autre joueur farceur, un être purement artificiel… ou un fantôme.
MP : Dans Le Jeu d’Hiroki et Megumi et le fantôme vous évoquez les jeux vidéo. Megumi et le fantôme se déroule d’ailleurs l’année de la création de Mario. Étiez-vous un adolescent passionné de jeux vidéo ?
ES : Pas tant que ça. J’étais intéressé, mais pas passionné au sens où j’y passais des heures. Je n’avais pas de console de salon, et si je le mentionne, ce n’est pas pour me faire plaindre (car j’ai été un petit garçon très gâté qui aurait sans nul doute eu sa NES ou sa MegaDrive s’il l’avait demandée). Je jouais sur les ordinateurs que j’ai possédés au cours de mon enfance et de mon adolescence, et un seul type de jeux m’occupait sur la durée : les jeux d’aventure(s). Je n’ai jamais été fou de simulations sportives, de jeux de tir ou d’action, mais dès qu’il y avait une énigme ou aventure à la clé, j’étais happé. Depuis, cela n’a pas changé : c’est toujours mon genre vidéoludique de prédilection.
En tous les cas, je crois que je suis davantage passionné de jeux vidéo maintenant que je ne l’étais à 13 ans, âge auquel, sans révisionnisme aucun, j’étais davantage attiré par le jeu de rôle sur table… et les bouquins. Parfois, je me demande si je n’attendais pas tout simplement que la technologie arrive à une maturité me permettant de m’immerger vraiment dans un récit (ce qui a commencé à être vrai au tournant des années 90, et a atteint un rythme de croisière à partir de la N64 ou la première PlayStation).
MP : Vos livres ont des univers très différents les uns des autres, aussi bien par l’époque, le cadre, mais aussi par le genre. Comment s’opèrent ces choix et avez-vous un style de prédilection ?
ES : Je ne sais pas si j’ai un genre de prédilection. J’ai toujours aimé la « littérature d’imaginaire » et son équivalent au cinéma et à la télévision, mais pour être plus spécifique, je crois que tout dépend grandement de mon humeur du moment, de la saison… Aux beaux jours, j’ai toujours davantage envie d’écrire des choses un peu… solaires, et ce sont généralement les comédies qui me titillent. En réalité, je suis vraiment une éponge, qui absorbe beaucoup de choses vues et entendues à un moment donné. Ces derniers mois, j’ai découvert Game of Thrones après tout le monde. Eh bien, voilà qui me donne envie de me frotter à la fantasy, genre pour lequel, en tant que lecteur, je n’avais plus énormément d’intérêt. Reste que malgré tout, « l’aventure victorienne » est toujours le micro-monde vers lequel j’ai envie d’aller (même si curieusement, je n’ai absolument aucun projet dans ce sens pour le moment !).
MP : Quelles sont vos sources d’inspiration, qu’est-ce qui vous donne envie d’écrire sur un sujet ?
ES : L’Histoire est toujours une formidable source d’inspiration. Les destins atypiques de personnalités réelles sont une manne inépuisable, à mon sens, quoi qu’on décide d’en faire par la suite. Le choix du sujet se décide toujours un peu par hasard, cependant. Parfois, cela peut être très ténu, une idée qui tiendrait sur un ticket de métro (encore que maintenant, avec le Pass Navigo, cela doit être encore plus difficile à noter). J’essaie d’en tirer un peu le fil, et si je m’aperçois qu’il y a bien une histoire de 200 pages derrière, je tente d’y réfléchir davantage. Mais d’où viennent ces sujets ? Là encore, c’est vraiment difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que je ne raisonne pas en termes de « messages » ou de thèmes, mais bien en termes de personnages et de situations. Je n’ai jamais commencé à écrire un texte en me disant « ça va parler du racisme » ou « ça va être féministe ». Les thèmes s’imposent d’eux-mêmes mais ne précèdent pas la petite idée de départ !
MP : Dans Avalon Park et Sublutetia, vous mettez en perspective certains fondements des sociétés mis à mal par des enjeux de pouvoir, êtes-vous particulièrement intéressé par l’évolution de nos sociétés et que pensez-vous des récits dystopiques ?
ES : Je suis bien sûr intéressé par l’évolution de nos sociétés… mais au même titre que n’importe qui, peut-être pas davantage. À savoir que je ne me documente pas tant que ça sur ce sujet : je me contente de rêver dans mon coin, et ce que je rêve existe peut-être déjà ailleurs, sous une forme ou une autre, sans que je le sache. Pour ce qui est des récits dystopiques, il s’agit probablement du genre que je trouve le plus pénible à lire, le plus rabâché, et la plupart du temps, le moins inventif. Il n’y a pas de difficulté majeure à inventer une situation catastrophique : l’actualité nous apporte tout sur un plateau, et il suffit simplement de pousser l’un des nombreux curseurs dont on dispose. Violence institutionnelle, surveillance, totalitarisme : à mon sens, on a fait le tour depuis un moment, même si ponctuellement, il sort un livre ou un film qui n’a pas tout à fait l’air de sortir d’une photocopieuse. J’en ai autant pour le « post-apocalypse » avec ses mondes en ruine vus mille fois et leurs « survivants » aux allures christiques. Jeune ado, j’avais été très marqué par la préface des Robots d’Isaac Asimov, dans laquelle il expliquait à quel point le « syndrome de Frankenstein » (la créature artificielle qui se retourne contre son maitre, voire l’humanité entière) le barbait. Ses récits de robotique reposent sur un autre ressort : on est dans une société qui fonctionne, et on étudie les cas particuliers qui peuvent constituer le grain de sable dans la mécanique. Il en va de même avec ma saga de SF télévisée favorite, Star Trek, que j’ai toujours préférée à Star Wars : là encore, on se situe dans un futur où l’humanité s’est débarrassée de ses problèmes… sans avoir fait le tour de certains questionnements philosophiques qui régissent l’équilibre des choses. Il est à mon sens bien plus difficile pour un auteur d’imaginer comment le monde pourrait aller mieux. Et je crois que c’est également plus enrichissant pour les lectrices et lecteurs. Ce n’est même pas une question d’optimisme, à mon avis ! En tous les cas, je me suis toujours davantage reconnu dans cette approche, et Sublutetia s’en voulait un exemple. J’y décris une utopie, qui n’a toutefois pas encore résolu tous ses problèmes. Dans Avalon Park, même si le point de départ évoque évidemment une dystopie, l’île apparaît, au moins pour un temps, comme un mini-monde parfait. L’idée n’était vraiment pas de me régaler d’un « monde qui va mal », mais de proposer un modèle de micro-société où les gens ont l’air heureux jusqu’à un certain point. J’imagine que le court et long de tout cela est que je ne crois pas à l’utopie parfaite qui réunirait la terre entière : plutôt à des utopies « locales » reliées les unes aux autres.
MP : Vous êtes-vous inspiré de Sa majesté des mouches de William Golding lors de l’écriture d’Avalon Park ?
ES : Oui.
Bon : je n’ai pas un souvenir très précis du livre. Il m’avait été offert, en anglais et en guise d’encouragement parce que je commençais les cours en 4ème, par un ami d’un de mes cousins que je n’ai jamais revu, et qui est mort dans un stupide accident quelques années après. Je n’avais pas été capable de le lire immédiatement, et j’avais attendu l’année suivante. Le livre m’avait forte impression, parce qu’il était en quelque sorte une version cauchemardesque des récits d’aventures mettant en scène des adolescents livrés à aux-mêmes. Mais j’en avais largement oublié les détails. Plus récemment, j’avais vu le film de Peter Brooks, très fidèle à l’esprit (mais je suis incapable de dire s’il est fidèle au déroulement de l’histoire, à dire vrai). Je pense qu’il est très compliqué d’écrire un livre comme Avalon Park sans avoir cet imposant modèle en tête !
Ceci étant, Avalon Park s’inspire aussi d’autres récits. Il y a un film espagnol sottement appelé en français Les révoltés de l’an 2000 (n’importe quoi)… et Pinocchio, bien sûr, traumatisme d’enfance à plus d’un titre (je lui dois ma phobie des cachalots). Je pense qu’on y trouve aussi un peu du Zombie de George Romero, avec ses héros qui, une fois qu’ils se sont débarrassés des morts-vivants, expérimentent justement une forme d’utopie consumériste dans un immense centre commercial.
L’un dans l’autre, Avalon Park a vraiment une place à part dans ma petite œuvre : ce n’est pas un livre qui me ressemble énormément par ses thématiques, par son ambiance (je suis généralement plus bon enfant que ça). Je suppose seulement qu’il y avait « quelque chose dans l’air » (il a été commencé peu de temps avant qu’on ne commence à parler de la Covid-19) que j’ai capté d’une manière ou d’une autre. Je suis d’humeur plus cheerful ces temps-ci !