LC : Votre livre interpelle le lecteur dès son titre : Je ne suis pas un monstre. D’où provient-il ?
TK : Cette phrase est prononcée par Asha, le personnage principal, à plusieurs reprises. Elle s’accroche à ces quelques mots, elle les répète aux autres, elle se les répète au fil du texte pour ne pas oublier qui elle est, ce qu’elle est, dans un environnement où on lui dénie toute humanité. L’une des questions que pose le roman est celle-ci : comment conserver son humanité, lorsque les autres ne nous voit plus que comme un monstre ? Et lorsque d’autres monstres voudraient faire d’elle une des leurs, que peut-elle penser, qu’est-ce qu’il lui reste, qui décide-t-elle d’être ? Est-ce que ce sont nos actes, ou le regard que les autres posent sur nous qui déterminent si nous ne sommes qu’un monstre à craindre ou à chasser ?
LC : Le premier texte est une chanson : Chanson de la magicienne, d’emblée ce texte peut évoquer une référence aux textes antiques ou aux contes. Quelle était votre ambition en ouvrant le roman de cette manière ?
TK : Les chansons qui ouvrent les différentes parties du livre, rappellent sommairement l’histoire des personnages mythologiques importants qui feront leur entrée dans les chapitres à suivre. C’est une manière de les présenter, d’amener doucement le lecteur à leur rencontre sans avoir à reprendre, à raconter dans le récit des éléments déjà connus de ces mythes, sans avoir à apporter des justifications à leur comportement peut-être un peu lourdes à un moment où c’est l’histoire d’Asha qui compte. Avec ces chansons, on cerne ces personnages et on attend de les croiser.
Il y a une autre raison à la présence de ces chansons. Dans le récit, ces personnages mythologiques sont assez peu nuancés. Ils incarnent une puissance négative à laquelle Asha doit se confronter. Circé, comme Héraklès, sont un peu malmenés, ils ont perdu de leur superbe, ils ont perdu une part d’eux-mêmes pour la simple raison que dans le bois où ils se trouvent à présent, ils se sont dégradés. Ce bois, est un ramassis de mythes dégénérés.
Je pense que les mythes sont un des grands trésors de l’humanité. Ils sont l’humanité, ils ne parlent que de l’Homme, et tentent depuis des siècles de nous dire qui nous sommes en utilisant la fable pour combler tous les manques causés par les mystères qui nous entourent. Ils rayonnent jusqu'à nous depuis l'Antiquité, ils sont partout autour de nous, dans tout ce qu'on contemple, sans qu'on s'en rende compte, parfois. C'est notre terreau, notre passé glorieux et légendaire, c'est nous tous racontés. Mais si importants qu’ils soient, qu’est-ce qu’ils valent, ces mythes, lorsqu’on laisse mourir nos frères aux portes de chez nous, et qu’on détourne les yeux, les pieds ancrés sur les rives où les héros et dieux sont nés ? Rien. Ou plus grand chose. C’est pour cela que dans ce bois, Hercule n’est qu’un chasseur et Circé une sorcière.
Les chansons sont donc là aussi, pour leur redonner une partie de leur histoire. Et puis, j’aime bien écrire des chansons.
LC : Toujours dans le même ordre d’idée, plusieurs textes poétiques ponctuent l’histoire est-ce pour rappeler la présence du chœur dans les tragédies antiques ?
TK : Oui, ces chants reprennent un peu le rôle du chœur dans les tragédies. Dans le sens où ils complètent le roman, où ils énoncent des choses que ni le lecteur ni les personnages ne peuvent encore connaitre. Mais contrairement au chœur, ils ne commentent pas directement l’histoire d’Asha et n’annoncent pas ce qui va suivre. Ils ne pourraient pas le faire car Asha n’est pas un personnage tragique. Elle est encore maitresse de son destin, son histoire n’est pas déterminée à l’avance.
LC : Sur le plan de l’intrigue elle-même, vous mêlez savamment récit mythologique et tragédie contemporaine. En effet, les hallucinations d’Asha rappellent le voyage de retour d’Ulysse, et sa triste réalité le voyage de migrants qui souffrent au quotidien. Quel lien tissez-vous entre ces deux univers ?
La question de la monstruosité est très présente dans la mythologie. Et plus particulièrement dans l’Odyssée, c’est vrai. Les monstres sont partout. Les héros les repoussent sans cesse et les combattent. Les monstres font peur aux hommes, parce qu'ils savent qu'à tout moment, ils peuvent basculer et devenir comme eux. Les monstres sont comme leur double inversé qui surgit dans le miroir. Etre humain, c'est repousser le monstre en soi.
Ce qui protège l'Homme de basculer dans la monstruosité, dans l’Antiquité, c’est sa cité et ses lois. En dehors de sa cité, il se mêle aux bêtes sauvages qui enchantent les marins et dévastent les troupeaux. La raison pour laquelle Ulysse refuse l'immortalité offerte par Calypso, affronte tant de créatures sur la terre et sur la mer, s'obstine à retrouver Ithaque, c'est parce que les remparts et les lois de sa cité lui garantissent de redevenir un Homme et de conserver son humanité.
Or, aujourd’hui, et depuis trop longtemps déjà, il me semble qu’on voit des monstres où il n’y en a pas. Qui est celui dont on a peur, qu'on repousse sans cesse, à qui on ferme les portes de nos cités comme s'il allait dévorer nos enfants ou détruire nos maisons ? C’est Asha. C'est elle qu'on voit comme un monstre. Elle et tous les exilés qui viennent chercher refuge et qu’on prive d’humanité.
LC : Pendant plusieurs années vous avez enseigné notamment le français langue étrangère. Votre expérience auprès de ces élèves aux vies parfois douloureuses vous a-t-elle fait réfléchir sur la notion de cruauté, de monstruosité de l’homme qui transparaît à travers le titre de votre livre ?
TK : Absolument. Pour être tout à fait honnête, j’avais commencé la rédaction de ce livre avant d’enseigner le FLE. Et, lorsque pour la première fois j’ai rencontré l’un de mes élèves, il m’est arrivé une chose absolument incroyable : j’ai eu face à moi mon personnage. Ça fait drôle, pour tout un tas de raison. Et ça m’a conforté dans l’idée que je n’avais aucune légitimité pour raconter leur long exil, leur histoire personnelle, si difficile pour eux à verbaliser. En revanche, leurs conditions d’accueil, ça je pouvais le faire. Même en utilisant la fable. Car je les avais devant les yeux, tout simplement. J’ai vu que le monstre n’était pas celui qui tape à la porte, mais bien plutôt celui qui referme la sienne. J'ai vu des poings se serrer. Mais j'ai vu aussi, et c'est plus fort, des bras s'ouvrir et des sourires renaître après la tempête.
En vérité, ces enfants qui ont connu l’enfer, réveillent en nous, malgré eux, sans le vouloir, l’humanité qu’on a laissé s’endormir. Ce ne sont pas des monstres, ce sont des héros.
LC : Dans Bluebird vous évoquez un jeune immigré irlandais Elwyn et sa petite amie Minnie, fille d’un chanteur itinérant noir. Dans Je ne suis pas un monstre Asha l’héroïne est une jeune migrante. Vos personnages voyagent malgré eux et sont déracinés de leurs pays. Quel regard portez-vous sur ses vies chamboulées par des conflits et soumises à l’exode ?
TK : Le regard que je porte, c’est avant tout celui de quelqu’un qui n’est pas à leur place… Je n’ai pas vécu de telles épreuves. Je ne peux qu’essayer, à ma petite échelle, de les comprendre un peu. Mes personnages ne sont que des personnages, même s’ils puisent leur nature dans celle de femmes et d’hommes qui ont existé ou existent encore en chair et en os. Ceux-ci, je les admire. J’admire ce qu’ils sont, l’incroyable force de vie qui les anime, leur courage, leur résilience et, lorsque ce sont des enfants, leur capacité à aller au bout des choses, à faire tomber les barrières quelles qu’elles soient, à poser sur le monde un regard encore étonné, à exiger naturellement du monde qu’il les accueille par ce que c’est un dû et non un droit comme on voudrait parfois le leur faire croire.
LC : Dans votre roman Bluebird, là encore vous évoquez l’injustice que des Hommes et des Femmes ont connu et malheureusement connaissent encore à cause ce qu’ils sont, de leur couleur de peau, de leurs origines. Quel message souhaitez-vous faire passer à vos lecteurs à travers Bluebird et plus généralement vos romans ?
TK : Je ne dirai pas que je cherche à faire passer un message à travers mes romans. Je cherche plutôt à donner quelque chose à voir. Ce que je pense, moi, des événements que je raconte n’est qu’une petite part du sens que le texte pourra avoir. Ce que ressentiront les lecteurs en lisant, ce qui les indignera, ce qui les émouvra, ce qui les fera rire, ce qu’ils verront, ou ne verront pas, ce qu’ils croiront déceler, ce qu’ils comprendront et que je n’ai pas compris, tout cela composera le message que le livre a à donner.
Mais c’est vrai que je suis convaincu que, d’une manière générale, d’où qu’on vienne, quel que soit le contexte dans lequel on ait grandi, à l’âge qu’ont mes personnages et mes lecteurs, on est animé par la même chose : le désir de vivre, de s’émanciper et de se réaliser. Je crois bien que c’est que raconte chacun de mes romans.